C’est un conte.
Un conte où les personnages seraient non identifiés, leurs visages, leurs silhouettes rattrapés par l’ombre, ou bien s’en extrayant, sans y parvenir tout à fait, comme submergés par la part d’obscurité qu’ils renferment, ou dont ils sont issus ; le corps mi-homme mi-animal, où le végétal s’immisce, enracinant une créature de l’intérieur ; les traits brouillés, la trace tantôt ténue, tantôt surlignée, de traits antérieurs apparaissant, tels de légers décadrages, en soubassement, comme une histoire dont le conteur modifierait les détails, remodelant le récit, et l’achevant sans effacer la trace des détours empruntés.
Le conteur, ce serait le spectateur lui-même. Car on peut se raconter beaucoup d’histoires en regardant les dessins de Pierrick Naud, à partir des points d’interrogation dont ils sont parsemés ; ils ne renvoient à aucune mythologie répertoriée, sinon à celle, subjective, que le spectateur se constitue avec ses propres références, son vécu et ses connaissances. Les personnages sont opaques et familiers : ils nous rappellent à d’autres, créatures de légendes, de bestiaires fantastiques, mais rechignent à nous livrer le secret d’un visage, le récit d’une origine. Ils sont, chacun, telle la pièce d’un puzzle plaquée contre un mur. L’œuvre est saturée de mystère, et en tant que telle ouverte, plus que d’autres, à l’interprétation.
Le trait se fait doux, rassurant, comme pour atténuer l’inquiétude qui sourd du dessin, contrebalancer les zones sombres, le noir épais qui ronge les personnages, les gagne ou les recouvre. C’est ce qu’on voit au premier abord : l’épaisseur de ce noir, son caractère expansif, et sa précision : sorte de négatif d’une vieille plaque photographique. Quand la lumière, les années passant, ruine l’image photographique qu’elle a pourtant fait naître, balayant la mémoire d’un visage, d’un lieu, c’est ici la nuit qui menace et vient se déposer sur les êtres. L’image témoigne alors d’une disparition annoncée : victoire sur la nuit, par conséquent et comme toujours, passagère.
Dominique A
It is a tale.
A tale in which the characters are unidentified, their faces, their silhouettes caught up with by shadows, or trying to extract themselves from them, without being able to completely, as if they were submerged by the darkness inside of them, or of which they originated ; a body that is half human half animal, in which vegetation enters, implanting a creature from the inside ; lines are blurred, trace is at times light and at others underlined, of previous lines that appear, slightly unframed, from the base, like a story whose details are modified by the storyteller, remodeling the narrative, and finishing it without erasing the traces of the detours he took.
The storyteller would be the viewer him/herself. For many stories can be told to oneself while looking at Pierrick Naud’s drawings, from the question marks scattered across them ; they don’t send back to a referenced mythology, except to the subjective one that the viewer constructs with his or her own references, experiences and knowledge. The characters are murky and familiar : they remind us of others, creatures of legends, fantastic bestiaries, but begrudge revealing to us the secret of a face, the story of an origin. They are, each of them, like a piece of puzzle up against a wall. The work is loaded with mystery, and as such is more open than others to interpretation.
The lines become soft, reassuring, as if to minimize the anxiety coming from the drawing, counteract the dark zones, the thick blackness that eats away at the characters, that catches up with them or covers them up. That is what one sees at first : the thickness of the blackness, its characteristic of expansiveness, and its precision : like the negative of an old photographic plate. When the light, as years go by, ruins the photographic picture that it nonetheless brought to life, wiping out the memory of a face, of a place, it is the night that threatens and settles on beings. The image then testifies of an announced departure : the victory on the night, by consequence and as always, is short-lived.
Dominique A
Théâtre Naud
Par Olivier Delavallade
Le théâtre de Pierrick Naud se décline en une multitude de scènes animées de figures plus ou moins fantomatiques. Théâtre d’ombres ou plutôt de clairs-obscurs. Pierrick Naud dessine. Au départ essentiellement en noir et blanc (magnifique utilisation du blanc du papier, en réserve, équilibres fragiles des pleins et des vides), le dessin incorpore désormais de la couleur qui apparaît de façon fort subtile, aussi discrète qu’efficace.
Les lignes enlacées, superposées, les surfaces travaillées de façon à façonner des volumes, jouent sur tous les plans. Avant-scène, fond de scène et coulisses. Le regard, happé dans les profondeurs du dessin, s’attarde.
Le monde pénètre l’œuvre par un jeu de copié-collé, découpes et superpositions de figures extraites du réel, plus ou moins transformées. Ni réalisme, ni fantasmagorie pure. Plutôt un regard attentif mais distant, parfois amusé, jamais cynique, appliqué au tumulte environnant des images.
Auteur, compositeur, interprète, Pierrick Naud a inventé une langue qui emprunte à d’autres, on reconnaît ici ou là dans ses mélopées, des morceaux de mots, rien qui puisse se traduire littéralement… pourtant l’on comprend ce langage. Il en est de même des dessins. Formes informes déformées. Images brouillées, récits cryptés… néanmoins quelque chose se dégage d’une drôle d’histoire presque vraisemblable. Une chose à la fois étrange et familière.
Cette économie singulière n’est pas ascèse mais exégèse. Pierrick Naud se méfie des images, de leur diffusion-circulation-utilisation-interprétation-instrumentalisation. Il triture ces figures pour faire ressortir une multitude de postures possibles. Théâtre, scène, jeu, fiction. Ni plus, ni moins que dans le réel, semble-t-il nous dire. Il les découpe et les combine, amusé et vigilant. Il se méfie du pouvoir de la “distraction”. Ses masques exorcisent le pouvoir aliénant du spectacle généralisé. Le trop plein d’images dans le monde, leur foisonnement dans l’œuvre de Pierrick Naud, nous renvoient brutalement au vide, à l’absence. Ses œuvres deviennent alors de vastes compositions où les figures se font grinçantes et grimaçantes comme celles de danses macabres. Figures dé-figurées c’est-à-dire détournées de leur vocation première, de leur usage courant, qui recomposent un vaste paysage où chacun peut pénétrer et s’enfoncer avec l’incertitude de se perdre. Le regard se trouble.
Naud theatre
By Olivier Delavallade
Pierrick Naud’s theatre is declined in a multitude of scenes animated by ghostlike figures. Shadow play or rather chiaroscuro. Pierrick Naud draws. Mainly in black and white at first (beautiful use of the paper white, reserved, delicate balance between full and void), his drawing now incorporates colour that appears very subtly, as discreet as it is efficient.
The lines, entwined, superimposed, the surfaces, worked so as to shape volumes, play on all spaces. Proscenium, background and backstage. The eye, drawn into the depths of the drawing, lingers.
The world enters this work of art through a set of copy/paste, cuts and superimpositions of figures taken from reality, and more or less transformed. Neither realism, nor pure phantasmagoria. Rather a watchful but distant eye, sometimes amused, never cynical, applied to the surrounding turmoil of pictures.
Author, composer, interpreter, Pierrick Naud has invented a language that borrows from others, we recognize here and there in his chants, pieces of words, nothing that can be translated literally… and yet we understand the language. The same goes for his drawings. Distorted shapeless shapes. Blurred pictures, encrypted stories… yet something emerges from a strange and almost believable story. Something at once strange and familiar.
This singular economy is not ascetic but exegesis. Pierrick Naud distrusts pictures, their distribution-transmission-usage-interpretation-exploitation. He manipulates these figures so as to get as many different postures as possible out of them. Theatre, stage, play, fiction. No more, no less than in reality, is what he seems to be telling us. He cuts them up and then assembles them, amused and aware. He distrusts the power of “distraction”. His masks exorcise the alienating power of a generalized spectacle. The excess of images in the world, their abundance in Pierrick Naud’s work, send us brutally into emptiness, absence. His pieces of art then become vast arrangements in which faces are smirking and grimacing, just as they would be in a dance of death. Dis-figured figures, i.e. deviated from their initial role, their usual usage, that compose a vast landscape in which anyone can enter and go deeper with the uncertainty of losing oneself. The eye becomes foggy.
Pierrick Naud,
révélation et énigme
par Philippe Piguet
“Habillé en costume et cravate sombres, chemise blanche et masque noir, je déambulerai lentement dans les couloirs, sur la cour. M’asseyant sur un banc, m’appuyant contre un arbre…, j’attendrai la rencontre.” Pierrick Naud décrit ainsi les conditions d’une performance qu’il a réalisée en 2008, dans le cadre d’une résidence au lycée Victor Hugo d’Hennebont, en Bretagne. Ces quelques mots condensent exactement ce qu’il en est de sa démarche et des formulations plastiques qu’il lui donne. La figure humaine et la question du masque en sont les vecteurs primordiaux et y déterminent de fait la quête d’une troublante communication.
Notre image, sinon celle qu’il invente et qui parcourt son œuvre, l’artiste en envisage une représentation qui la renvoie à l’ordre d’une iconographie paradoxale, tout à la fois étrange et familière. Par-delà toute considération d’identité, il en propose une figure universelle qu’il dresse en modèles génériques et qu’il met en jeu dans des saynètes innommables. Qu’elles soient livrées dans leur solitude, sur fond volontiers nébuleux, ou qu’elles soient prises au piège d’un lacis qui les brouille, voire les dédouble, les figures de Pierrick Naud imposent au regard une présence mémorable forte de leur histoire enfouie. Son art est requis par l’idée d’une révélation, jouant ainsi d’une dialectique qui balance entre disparition et épiphanie comme pour mieux signifier la difficulté d’un être au monde.
L’intérêt de l’artiste pour la photographie ajouté au choix quasi exclusif qu’il a fait du dessin prend ici tout son sens. Ces deux modes sont ontologiquement ceux-là mêmes d’une relation en prise directe avec la question de l’image. Or celle-ci est centrale chez Pierrick Naud. Le fait que la photographie se détermine au rapport d’un avènement et que le dessin est à l’écho de l’enregistrement de la voix haute de la pensée qualifie sa démarche à l’aune d’une esthétique sensible qui en dit long de l’expression d’une intériorité.
Que toutes ses figures présentent un visage plus ou moins masqué, les privant systématiquement de leur regard, ne les empêche nullement d’être en situation active, en un moment suspendu, dans une posture qui nous interpelle et qui fait la part belle à la dimension de l’énigme. Leur mystère est parfois augmenté par la façon dont l’artiste nous les donne à voir sujettes à toutes sortes de métamorphoses végétales ou animales, comme pour accréditer leur existence imaginaire et les faire appartenir à un monde autre. Un monde surréel comme la mémoire aime à en jouer dès lors qu’elle est en butte à la possibilité de se souvenir et qu’elle s’invente une échappée mêlée d’étrange et d’incongru.
“Le beau est toujours bizarre”, proclamait en son temps Charles Baudelaire. L’œuvre de Pierrick Naud en est une magistrale illustration. Elle vise à bousculer nos habitudes perceptives, à interroger nos certitudes et à remettre en questions nos affirmations. Le programme est ambitieux. Il est à la hauteur d’un pari que se doit de tenir tout artiste digne de ce nom : celui de ne jamais nous laisser en repos et de nous obliger au qui-vive permanent pour ce que, de sa fréquentation, nous ne devons pas sortir indemne.
Pierrick Naud,
revelation and enigma
By Philippe Piguet.
“Dressed in a dark suit and tie, white shirt and black mask, I will slowly wander down the corridors, on the playground. Sitting on a bench, leaning against a tree…, I will wait for the accounter.” This is how Pierrick Naud describes the conditions of a performance he built in 2008, during a residency in the high school Victor Hugo in Hennebont, Brittany. Those few words precisely condense his process and how he expresses it visually. The human figure and the evocation of a mask are its primary vectors and thus determine the quest for a troubling communication.
Our image, if not the one he invents and that sweeps his work, is envisioned by the artist as a representation that turns it into a paradoxical iconography, at once strange and familiar. Beyond any identity consideration, he offers of our image a universal shape, which he turns into generic models and sets in unnamable skits. Whether they are handed over in their solitude, with a willingly nebulous background, or prisoners of a blurring maze which sometimes even duplicates them, Pierrick Naud’s shapes, built on a buried history, impose on the gaze a memorable presence. His art is required by the idea of a revelation, thus playing with a dialectic that vacillates between disappearance and epiphany, as though to better underline how difficult it is to be in the world.
The artist’s interest for photography, added to the almost exclusive choice of using drawings, makes utter sense here. These two methods are ontologically those of a relation in direct contact with the question of what a picture is. Indeed, that question is central in Pierrick Naud’s work. The fact that photography is determined by the relationship to an advent and that a drawing echoes the recording of an outloud thought, qualifies his approach in light of a sensitive esthetic that says a lot about the expression of inwardness.
That these shapes all present a more or less masked face, preventing them from seeing, does not stop them from being in an active situation, in a suspended moment, in a posture that calls out to us and makes room for enigma. Their mystery is sometimes heightened by the way the artist shows them being subject to all sorts of vegetal or animal metamorphoses, as though to substantiate their imaginary existence and make them belong to another world. A surreal world, that memory likes to play with when it cannot remember and invents an escape made of strangeness and incongruity.
“What is beautiful is always weird”, proclaimed Charles Baudelaire. Pierrick Naud’s work masterfully illustrates that quote. It aims to shake up our perceptive habits, interrogate our certainties and question our affirmations. It is an ambitious agenda. It meets the bet any artist worthy of the name must make : to never leave us resting and force us to be constantly alert so that we don’t come out unscathed of being around the artist.
Proclamation pour un mystère
Par Eric Pessan
Ils avancent sans hésiter, ils sont nombreux, très nombreux, leurs silhouettes ondoient puis finissent par s’imposer. Leurs gestes sont assurés, leurs voix fermes. Ils parlent lentement. Ils ont contenu leurs paroles si longtemps que leurs mots ont gagné un coupant, une force évidente.
Suleyman : Nous ne sommes pas une donnée statistique.
Inès : On veut nous réduire, on veut nous lisser sous le talon de quelques modèles réducteurs.
Marin : On nous définit en quelques mots et on croit nous connaitre.
Sophia : Ce qu’il y a de prétention à penser que l’on peut percer les autres à jour, ce qu’il faut être aveugle pour se dire que l’on sait qui est l’autre, ce que sont ses rêves, ses pensées, ses désirs, ses aspirations, ses appétits et ses souffrances.
Imré : Ceux qui nous jugent sans même nous demander notre avis s’en tiennent aux linéaments de notre visage, aux chiffres donnés par les instituts. Ils ne voient rien.
Salomé : On ne sait si ceux qui parlent pour nous sont aveuglés par l’orgueil ou la stupidité : ils nous disent versatiles, manipulables, craintifs, soumis, dominés.
Sauveur : Ont-ils jamais lu l’histoire du vieux Socrate qui soumettait ses décisions à l’avis de son daïmon intérieur ? Ont-ils oublié que cela signifie que chaque être porte en lui un mystère incorruptible ?
Louison : Nous sommes le noûs, nous sommes l’intelligence, nous sommes ce qui échappe à la définition, nous sommes ce que les sots ne veulent voir.
Pierre : Autrefois, on peinait à dénombrer ses pères : ils étaient l’homme qui a engrossé notre mère, l’ancêtre du clan, l’animal-totem, le démon familier, ils étaient innombrables et nous offraient en héritage d’innombrables strates de vie.
Alix : Ceux qui enseignent, ceux qui gouvernent, ceux qui imposent leurs dieux, ceux qui dirigent ont ignoré ce qui ne cadrait pas avec le bénéfice immédiat, avec la simplicité de l’asservissement.
Stephen : Ils ont fini par croire en leur théorie simpliste et rassurante.
Kathleen : Personne n’est lisse, personne n’est limité aux contours de son apparence.
Andréas : Nous sommes riches d’un mystère et nous nous battrons pour ne plus jamais être simplifiés. Nous absorbons la lumière et la retenons prisonnière. Ceux qui en doutent l’apprendront à leurs dépens.
Marthe : Notre monde possède plus de richesses que les coffres de ceux qui croient en notre soumission.
Tous ensemble : Qu’ils viennent se casser les ongles en grattant aux murailles de notre obscur mirage.
Proclamation for a mystery
By Eric Pessan
They move forward without hesitating, there are a lot of them, an awful lot of them, their silhouettes undulate before asserting themselves. Their gestures are assured, their voices firm. They speak slowly. They have held back their words for so long that these now have a sharpness to them, an obvious strength.
Suleyman : We are not statistical data.
Inès : They want to lower us, to smoothen us under the heal of some simplistic models.
Marin : They define us in a few words and think they know us.
Sophie : It is pretentious to think one can see through others, one must be blind to believe one knows who others are, what their dreams are, their thoughts, their desires, their aspirations, their appetites and sufferings.
Imré : Those who judge us without even asking us our opinion only rely on the lineaments of our face, on the numbers given by polling organisations. They don’t see anything.
Salomé : It is hard to tell whether those who speak for us are blinded by pride or stupidity : they say we are versatile, easily manipulated, fearful, submissive, dominated.
Sauveur : Have they read the story of the old Socrates who would submit his decisions to the opinion of his inside daemon ? Have they forgotten that it means each being carries inside an incorruptible mystery ?
Louison : We are the noûs, we are intelligence, we are what escapes from the definition, we are what fools don’t want to see.
Pierre : It used to be difficult to count our fathers : they were the man who had got our mother pregnant, the clan’s ancestor, the totem animal, the familiar spirit, they were innumerable and bequeathed to us innumerable life-layers.
Alix : Those who teach, those who rule, those who enforce their gods, those who lead have ignored whatever did not fit with immediate profit, with the simpleness of subjugation.
Stephen : They ended up believing their simplistic and comforting theory.
Kathleen : No one is smooth, no one is restricted to the contours of their appearance.
Andrés : We are filled with mystery and we will fight to make sure we are never simplified again. We absorb light and we keep it captive. Those who doubt it will find out the hard way.
Marthe : Our world possesses more wealth than the trunks belonging to those who believe in our subservience.
All together : Let them break their nails as they scratch the walls of our dark mirage.